Dans les ombres de la Baie

- "Messire Troll ? Je viens de la part de mon élue. Elle me réclame de cette substance que vous lui fournissez si généreusement."
- "D'quoi tu m'pawles toi ? Je ne te connais pas, passe ta woute !"
- "Je vous parle de cette potion que vous lui fournissez jour après jour, je vous en prie, ça vous coûte quoi ? Elle a toujours été très régulière et je ne m'y suis jamais opposée que je sache ?"
- "Mais va-t'en la pwetwesse ! J'ai wien à voiw avec toi ! Je ne veux même pas te pawler !"
- "Je comprends... c'est un philtre puissant... il est naturel que vous ne souhaitiez pas prendre de risques... Pourtant je n'irai pas bien loin, juste là haut vous voyez ? Que craignez-vous donc ?"
- "Moi ? Hahahahaha ! Surtout pas toi en tous cas ! Allez, tiwe-toi, ça vaut mieux pouw tout l'monde ! Je te le dis moi."
- "Vous êtes vraiment quelqu'un de mal aimable. Je vous demande un tout petit service et vous n'êtes même pas capable de me le rendre ? Et si je dénonçais votre petit trafic aux cogneurs ? Qu'en diriez-vous ?"
- "T'as des pweuves de ça ? Tu cwois que ma petite affaiwe n'a pas de pwotections ? Mouahahahaha !! Allez, file, pwofite du conseil. Et tu ne t'en powtewas que mieux. On va diwe que j'ai wien entendu."
- "Alors sous prétexte que c'est un produit puissant, sans doute illicite, vous ne me faites pas confiance pour aller simplement le porter à celle qui vous le réclame jour après jour ? Mais vous... vous êtes totalement délirant mon pauvre ami !?"

Sur ces mots le Troll se tourne le temps de s'emparer d'un gourdin à l'aspect peu engageant. Pourtant la jeune prêtresse ne le sent pas particulièrement puissant mais s'il est prêt à prendre des risques avec les cogneurs au prix de son petit commerce, c'est soit que ses protections ne sont pas un leurre, soit qu'il a d'autres tours dans son sac. Quoi qu'il en soit il est hors de question qu'elle s'attire des ennuis avec les autorités. Mieux valait faire confiance au plan B. Avec un regard glacial au Troll qui n'a pas l'air de beaucoup s'en émouvoir, elle s'éloigne prudemment et regagne son foyer.

- "Dis grand... Tu m'connais, c'est moi Zaragut, j'suis l'gobelin qui traîne souvent sur l'quai inférieur..."
- "J'connais ton nom ouais" répondit le Troll intrigué.

Ce gobelin sentait l'affaire... bonne ou mauvaise.

- "J'ai entendu dire qu'y avait des mots sympas entendus par ici ? T'as rien entendu toi ?" interroge le Gobelin innocemment. Se faisant trois belles pièces en or s'empilèrent nonchalamment sur la grosse barrique de poisson salé qui encombrait le bout de quai.
- "C'est que j'en entends des twucs, j'suis pas né d'la dewnièwe mousson."
Illico les pièces disparaissèrent dans une main à trois doigts. Le Troll enrichi observa ce gobelin à la réputation plus que douteuse, plus que la sienne encore, ce qui n'était pas peu dire. Mais lui au moins avait une couverture officielle d'émissaire, ce qui le garantissait contre bien des enquêtes.
- "Mon p'tit doigt m'dit qu'on a entendu parler d'trafic, et d'substance illicite... C'est pas qu'je manque de cash, comme tu vois... mais un peu d'beurre dans les épinards... "

Le gobelin tourna lentement autour du Troll, l'obligeant à se tourner en tous sens pour le suivre des yeux sans arrêt.

- "Qu'est-ce que tu veux savoiw l'anguille ?"
- "Si ton p'tit trafic a besoin d's'installer au quai inférieur... T'auras besoin d'contacts. J'suis ton gob."
- "Pas besoin d'toi, j'twafique wien qui t'intéwesse l'anguille. Tu as tes affaiwes, j'ai les miennes. Fouine pas twop, on n'aime pas twop ça à Zandalaw"
- "Okay, okay, j'te laisse... Pense juste à notre p'tite affaire. Proposition sans frais, même si le temps c'est d'l'argent."

Il n'eut pas de réponse. Il n'en attendait pas vraiment d'ailleurs. Il se pourlèchait déjà les babines tout en réfléchissant à la façon dont il allait pouvoir embobiner l'Elfette pour lui présenter ça de la meilleure manière. Elle était tellement peu douée en matière d'affaires douteuse que c'était un vrai plaisir de lui faire cracher son or. Faudrait peut-être qu'il se renseigne sur elle d'ailleurs... En attendant, après avoir "vendu" son échec, il pourrait lui proposer le "vrai" plan qui marche. Rien de tel que plonger le client dans le désarroi pour mieux rebondir ensuite... en sachant préserver son image. Mais ça, il savait faire.

La pièce était étroite, sombre, et sentait fort la marée. Il n'y avait guère que des Gobelins pour s'aventurer dans ces quartiers trop proches de l'eau pour être salubres. S'avançant entre deux piles de caisses à moitié moisies, la prêtresse arriva enfin à l'endroit où brûlait l'unique lanterne qui éclairait cet entrepont oublié. Le gobelin était là.

- "Salut mignonne !" lança-t-il avec un regard ouvertement pervers.
- "L'avez-vous ?" interrogea Aelwenn avec une voix aussi posée que possible.
- "Hélas... hélas... "

Il laissa passer un temps. C'était bon que le client se fasse des idées noires. Ca donnait de la valeur à son sens de l'initiative pour la suite et ça le déstabilisait. On apprenait beaucoup sur son partenaire en affaires dans ces cas là.

- "Je vais donc être obligée de m'assurer de votre silence pour quelque temps. Et Elune sait combien je le regrette."

Ce disant Aelwenn invoqua ses ombres qui l'enveloppèrent instantanément en faisant vaciller la lumière.

Ca c'était pas vraiment ce que le Gobelin avait imaginé... Il allait falloir jouer serrer. Usant de toute sa science de la duperie et du mensonge, il s'efforça de faire bonne figure. Les cogneurs ne venaient jamais si loin et même si ses compères étaient un peu partout dissimulés dans les multiples recoins obscurs, il était peu probable qu'il s'en sorte sans dommage. Ces prêtres d'ombre étaient le plus souvent plus déjantés encore que des traficants aux abois et la petite salope d'Elfette avait bien caché son jeu avec ses dehors de sainte nitouche. Il pestait intérieurement.

La fièvre de l'or... voilà ce qui avait aveuglé ce pauvre Gobelin. Aelwenn s'amusait de sa peur. Elle la sentait. Elle sourit intérieurement non de ce fait, mais de sentir au fond d'elle combien son propre état d'esprit changeait quand elle libérait ses ombres. C'était comme si elle s'ouvrait à une autre dimension, comme si elle oubliait des peurs qui n'étaient qu'autant de limitations.

- "J'imagine que vous avez d'autres solutions à me proposer messire le contrebandier ?"
- "Euuh... Oui ! Evidemment ! J'suis pas un branque, vous allez en avoir pour votre argent."
- "C'est très gentil, je vous remercie." conclut-elle d'une voix exagérément suave avant de faire demi-tour.

Il allait protester mais se ravisa. Dommage pour l'inflation de prix qu'il avait envisagée mais finalement plus vite il serait débarrassé et mieux ça vaudrait. Saloperie de prêtresse d'ombre.

Un Gobelin à l'allure exagérément normale s'avança face au tavernier de la plus grande auberge de la Baie. Suite à d'obscures malversations sur fond de mafia familiale, il avait assis l'affaire la plus prospère de toute la région et ce n'était pas sans attirer des convoitises et devoir s'en prémunir de façon adéquate. Cependant, bien que repéré avant même d'avoir mis le pied dans l'éablissement, il parvint sans mal jusqu'à l'aubergiste.

Ce dernier lui adressa un signe discret et le "client" s'installa à une table isolée à laquelle le patron le rejoignit bientôt.

- "Le temps c'est d'l'argent, magne toi l'os gamin !"
- "Bon... okay okay, j'fais vite. L'Troll derrière là, tu l'connais ?"
- "L'émissaire ? Tu te fous de ma gueule ? QUi le connait pas ?"
- "J'veux dire... il a soif parfois ?"

Trois nouvelles pièces d'or passèrent de main en main sur la table poussées par un cruchon si maladroitement manié.

- "Ca lui arrive. Qu'est-ce que tu lui veux ?"
- "Moi rien... mais il a une marchandise qui intéresse une cliente."
- Ca répond pas à ma question."
- "Je veux la marchandise pardi !"
- "Il reçoit une caisse tous les jours, provenance directe de la jungle, ça passe pas par moi, j'peux rien t'dire."
- "..."
- "Merci pour le pourboire. Je te ressers ?" rigola l'aubergiste en s'extrayant de l'alcôve avec un sourire édenté.

Pendant que ses contacts faisaient leur part du travail, la jeune prêtresse n'était pas en reste. La moitié de la table de leur petit appartement avait été transformée en laboratoire. Dyli n'y verrait rien. Ca arrivait parfois même si la plupart du temps Aelwenn veillait à ce que tout soit rangé au retour de son élue. Mais des réactions plus lentes ou des recherches plus poussées l'obligeaient parfois à veiller tard, voire à ne pas dormir du tout et Dyli avait pris son parti de ces odeurs parfois lourdes, les supportant stoïquement même si pour la forme elle ne se retenait pas de maugréer. Elle se savait la première bénéficiaire du produit de ces distillations et autres manipulations savantes.

Sauf que pour l'heure, rien ne sortait des alambics et des mortiers inertes. Des produits variés attendaient sagement dans des pipettes soigneusement alignées tandis que plusieurs petits récipients vides et propres s'empilaient en bon ordre. Même le cahier de résultat était paré, ouvert sur une page couverte des premières étapes d'un protocole d'analyse serré. Tout était fin prêt et la prêtresse, en alchimiste chevronnée, avait déjà préparé une batterie de tests destinés à une identification la plus rapide et la plus précise possible. Il avait fallu faire en partie avec les moyens du bord et conserver tout de même une poignée de pièces d'or au cas où son élue lui demanderait de lui en prêter quelques unes au pied levé. Les réactifs et les tractations avec les Gobelins avaient fini par lui coûter une somme rondelette et le temps passait inexorablement.

Toute cette préparation n'était pas le fruit du hasard. Si la prêtresse ne revenait pas ce soir, son élue aurait tôt fait de se faire expliquer ces notes et de comprendre de quoi il s'agissait, mais rien d'extraordinaire de prime abord. Les notes ne lui parleraient pas directement, elle y avait veillé. Aelwenn prit encore le soin de préparer deux tasses de thé qu'elle fit réchauffer une dernière fois sur le poele avant de les disposer sur la table en les couvrant soigneusement. La guerrière se sentirait attendue et ne s'inquiéterait pas. Un dernier petit mot glissé entre les deux tasses y veillait.

Aelwenn a écrit:

Mon Amour,
Je rentre un peu tard, ne t'inquiète pas. Je serai de retour avant la mi-nuit.
Je t'aime de toute mon âme.
Ton Ael.

Dès qu'Elune parut, elle passa une cape d'un bleu nuit profond et s'engagea dans les méandres de la cité. Sa baguette glissée dans la manche, elle révisait mentalement l'incantation de son bouclier qu'elle avait pris l'habitude de doubler d'une focalisation. Cette technique garantissait une parfaite clarté d'esprit au moment le plus tendu. Elle priait pour n'avoir pas besoin de l'utiliser.

Les sifflets habituels signèrent son passage dans les méandres des entrepôts et elle hâtait instinctivement le pas pour mettre fin le plus vite possible à ces manifestations bruyantes qui la mettaient mal à l'aise. Avec l'heure tardive cependant l'activité décroissait rapidement. En contrepartie les rares individus qui restaient étaient rarement les plus rangés. Elle se maudit de n'avoir pas finalement opté pour sa jupe longue, mais les jambières qu'elle avait reçues en récompense d'un travail délicat irradiait, pour qui savait la voir, une magie intense dont elle espérait ne pas avoir l'utilité.

Elle s'engagea enfin dans l'escalier coincé entre deux bâtiments et qui desservait l'entrepont.

- "Tiens donc les gars... r'gardez c'qu'Elune nous amène..."

Elle se retourna dans un sursaut. Avachi dans les cordages, deux humains à l'allure de marins la dévisageait avec un regard lubrique. Ce qui devait arriver était arrivé : Elle s'était égarée dans ces méandres glauques où l'odeur de la marée le disputait à celle de l'urine froide et des égouts tout proches.

- "Mais c'est qu'on en a d'la chance ce soir..." siffla l'un des individus tandis qu'une poignée d'autres formes, attirées par les exclamations, s'extirpaient aussi d'entre les cargaisons étalées.
- "Parbleu Gramesh ! C'est la fête du voile d'hiver ? C'est l'heure de la grande saut'rie ?"
- "Déconnez pas j'veux ma part ! C'est d'la bonne en plus !"

Le pire qu'elle pouvait imaginer... Le genre de situation qui lui donnait des cauchemars et qu'elle veillait toujours à éviter. Il fallait agir vite, le plus vite possible... et rester lucide, ne pas céder à la panique. Ils étaient trop loins les uns des autres...il fallait attendre. Si elle pouvait revenir au début du passage, reprendre à droite dans la ruelle et reprendre l'échelle, elle serait au bas de la rue des docks, sur l'arrière des entrepôts...

Le premier humain, puant la sueur et l'alcool, se planta devant elle à moins d'une paume. Elle plissa les yeux pour résister à l'odeur infecte de son haleine quand, après avoir fini de la dévisager, il exprima des mots d'une obscénité qui lui firent ouvrir des yeux ronds ! Elle sentit la panique monter... et monter encore d'un cran quand une paume aventureuse se posa sur elle. Elle serra les dents et ferma les yeux. Trop loin... les autres étaient trop loin... elle serait reprise... et ça serait pire ; ils seraient fâchés.

Une main glissa dans ses cheveux et les tira douloureusement bien qu'elle essaya d'accompagner le mouvement.

Non !

Une autre main s'était glissée sur ses fesses, la palpait comme un animal. Les autres s'enhardissaient et s'approchaient. Mais venez !! Elle grimaça, se retenant d'exprimer quoi que ce soit pour ne pas exciter plus cette marée nauséabonde, ces mains et ces regards qui la détaillait. Qu'étaient quelques mains... Elle se laissa tomber à genoux pour y échapper. Mais on lui tira rudement les cheveux pour la faire revenir sur ses pieds, lui arrachant un cri qu'elle aurait voulu retenir, suivi d'une claque sonore qui lui laissa la tête bourdonnante. L'humain lui parlait mais elle ne l'écoutait pas. Quelques secondes encore... Elle le regarda, sentant un mince filet de sang s'échapper de sa lèvre meurtrie. Elle ne comprit pas un traitre mot de son langage, comme s'il n'avait pas parlé le commun. Elle ne pensait qu'à ses complices qui s'approchaient inexorablement.

Maintenant ! Fuyez ! Invoquant dans l'esprit de ces individus une terreur indicible, elle s'empressa de courir, courir et courir encore. Elle déboula en haut de l'échelle dans la rue des docks qu'elle dévala comme une folle. Elle était presque déserte et les quelques badauds qui s'attardaient encore ne se firent pas remarquer.

Elle avait couru une bonne distance. Trop longtemps sans doute pour ne pas avoir raté l'embranchement voulu, mais assez, espérait-elle, pour avoir semé ses poursuivants. "Elune... aide moi." pria la prêtresse dont les tremblements ne voulaient pas cesser. Avant de voir ce Gobelin, il lui faudrait absolument trouver un instant pour se réharmoniser. Elle était complètement sur les nerfs. Il lui semblait sentir encore les mains de ces hommes sur elle ; il lui tardait de prendre une longue douche pour se débarrasser de... de tous ces miasmes imaginaires qui lui marquaient la peau et la faisaient frémir d'horreur rien que d'y penser. Il lui fallut près de dix minutes pour retrouver son chemin, l'esprit gangréné par le stress accumulé. Une fois certaine d'être proche de l'entrée du petit local, elle se dissimula dans un recoin pour retrouver un peu de calme.

Wwwouooosh !

Les ombres léchèrent le quai de bois avant d'envelopper leur maîtresse, se nourrissant de sa peur pour la rendre plus puissante. Ses yeux de nacre, emplis dorénavant d'une encre profonde, scrutaient les recoins à la recherche de guetteurs. Elle en identifia trois avant de poser la main sur la barre qui bloquait la porte d'entrée.

- "Etes-vous au rendez-vous ?" interrogea-t-elle avec dans la voix une assurance qui la surprit elle-même.

Le mur de sacs de riz entassés sur l'une des parois du local étroit étouffait les sons de façon bizarre. Il n'y avait aucun écho et c'était étrangement perturbant, étouffant.

- "Toujours mignonne, toujours !" répondit le Gobelin avec sa voix nasillarde. "Mais ça n'a pas été sans mal, comme vous l'imaginez. C'est un émissaire. Il a fallu graisser des pattes, faire jouer des relations, faciliter des contacts... ça n'a pas été facile."

- "Vous n'aurez rien de plus, donnez moi la potion."

- "Doucement mignonne, c'est pas si simple. J'ai eu des frais moi... Pas mal de choses que vous m'aviez pas dites et qu'étaient pas dans l'contrat !"

- "Vous n'aurez rien de plus."

- "Mmh... le temps c'est d'l'argent mignonne, on te l'a jamais appris ? Tu veux ta fiole, tu paies. Y'a une rallonge."

- "Vous n'aurez rien de plus."

Il sauta de la caisse sur laquelle il était juché à la table bancale sur laquelle une bougie brûlait, enfoncée dans un goulot de flacon de rhum. Puis il marcha sur le dessus de la table pour s'approcher de la prêtresse. Il avait manifestement le pied marin.

- "Je crois bien que tu n'as pas tout compris mignonne... Tu es sûre d'avoir besoin d'explications supplémentaires ?"

C'était une lutte d'égos, ni plus ni moins. Il n'aurait pas toute sa paye s'il ne donnait pas la fiole, elle n'aurait pas la fiole s'il n'avait pas toute sa paye. Il leur fallait trouver une issue, un compromis acceptable qui ne passe pas par l'affrontement. Il avait l'avantage du terrain et du nombre et quand bien même elle avait décuplé ses pouvoirs, elle ne doutait pas que ces malfrats n'en étaient pas à leur première affaire. Elle répéta, détachant ses mots :

- "Vous n'aurez rien de plus."

Il la regarda, et ne put retenir la lueur de surprise qui brilla un court instant dans ses yeux. Elle saisit l'occasion de prendre l'initiative.

"Oh, je sais... Je ne suis pas ignorante de ce que vous pourriez faire. L'obscurité est votre amie, vous vous glisseriez derrière moi, vous me frapperiez là, pour me paralyser, et vous me planteriez méchamment votre dague dans les reins, ou ailleurs, à votre guise. Peut-être choisiriez-vous un coup handicapant qui m'empêche de tenter de fuir, peut-être même avez-vous déjà enduit votre lame de poison ? Mais il y a une faille dans votre plan, je suis au regret de vous l'apprendre."

Il s'était repris et la regardait droit dans les yeux, un peu ridicule sur sa table de bois.

- "Je serais curieux de l'apprendre mignonne... tu m'intéresses."

- "A ce point ?"

Il la dévisagea encore une fois, surpris par la pointe de sensualité qu'il croyait percevoir, cherchant quel plan sournois elle pouvait bien être en train d'appliquer. Elle en profita pour faire quelques pas dans l'espace étroit, prenant possession des lieux et démontrant une fausse aisance dont elle espérait bien qu'elle s'imprime dans l'esprit du négociateur.

- "Annonce mignonne, j'espère que ça vaut son pesant d'or."

- "Ca vaudra pour votre petit surcoût en tous cas."

- "..."

Il ne remarqua rien. Elle glissa un premier jalon mental dans son esprit pile à ce moment là, de sorte que la surprise masque toute sensibilité. Elle sentait ce lien ténu mais réel. Encore deux à poser et il serait piégé. Tout ce qu'il venait de comprendre c'est qu'elle se fichait de lui.

"J'ai engagé des frais ! Ca m'a coûté les yeux de la tête ! J'ai dû me débrouiller pour subtiliser un ravitaillement. Pour graisser la patte du Nain... et c'est cher une patte de Nain, c'est foutrement rugueux... et même pour faire ouvrir en toute discrétion cette saloperie de cargaison qu'avait des protections magiques."

- "Bien légères si vous avez pu en venir à bout."

- "Magiques. On sait jamais d'avance !"

- "Moi je crois que votre vie... c'est comme cette chandelle messire Gobelin. Si j'étais vous je ne jouerais pas avec sans savoir à qui j'ai à faire... car vous l'ignorez je le sais, vous l'ignorez mais Gramesh, lui, le sait."

Il ne put dissimuler un hoquet de surprise... second jalon. Comment savait-elle ? En fait... elle n'en savait rien. Elle bluffait. Et ses ombres lui fournissaient l'aplomb dont elle savait faire preuve quand elle disposait pas de leur puissance à portée de pensée. Poussant l'avantage, elle se pencha vers le Gobelin qui le regardait bêtement en quête d'une réplique. L'extrémité du sous-quartier était sous le contrôle de ce bâtard d'humain et son nom seul lui hérissait encore un poil qui n'avait pas besoin de ça. Mais qui c'était cette pouf ? La putain de Gramesh ? Bordel, on l'aurait niqué à ce point ? Jusqu'où on l'avait compromis ?

"Ca n'est encore rien. Gramesh a un autre avantage sur vous..."

- "..."

- "Il n'a pas besoin d'une table pour être à la hauteur !"

Ce faisant elle décocha un grand coup de pied dans une patte de la table qui s'effondra avec fracas, envoyant valdinguer la chandelle qui roula en rond sur le plancher dans un indescriptible nuage de poussière. Le Gobelin s'évanouit à la vue de tous avant même d'avoir touché le sol mais le bouclier d'Elune était déjà en place. Sauf qu'il ne servait à rien. Nimbée dans sa bulle dorée, la prêtresse vit le Gobelin furieux réapparaitre et s'emparer aussitôt de la chandelle pour éviter qu'elle ne boute le feu à quoi que ce soit.

Il sentit le troisième jalon mais n'eut pas le temps de lutter. La peur de l'incendie, la stupeur des pseudo-révélations et l'épaisseur de la poussière avaient monopolisé trop de ressources mentales pour qu'il puisse s'opposer efficacement à l'influence de la prêtresse qui s'immiscait dans son esprit, en détournait les schémas mentaux à la vitesse de la pensée et s'imposait à lui avec une fermeté irrésistible. Deux sacs déchirés laissaient échapper leur contenu dans un doux bruit de fuite de grains qui n'arrangeait rien à la lourdeur de la poussière. Il s'en fallut de moins de quelques secondes pour que le Gobelin s'écrit d'une voix forte.

- "Apporte-moi la fiole crétin !"

Une voix faible répondit timidement à l'autre bout de la pièce, camouflée sous des ballots de coton : "C'est vous qui l'avez chef."

- "Et alors ? J'la veux dans ma main ! Tu veux faire l'malin toi aussi ? Le temps c'est quoi déjà ?"

- "C'est d'l'argent chef !" émit une voix plus claire qui émergeait désormais ostensiblement avec une arbalète à la main aussi grosse que lui.

- "Tu veux qu'j'te mette à l'amende ?"

Le chef tendit une main vers son acolyte qui se hâta de fouiller dans la caisse sur laquelle l'éminent trafiquant avait attendu la prêtresse. Il ne le regardait pas dans les yeux mais l'autre n'y trouva rien à redire et bientôt Aelwenn fut en possession de son précieux colis. Elle se hâta de libérer son emprise et de la remplacer par un apaisement de bon aloi et d'un oubli léger. L'autre Gobelin l'observa d'un air soupçonneux qui se mua bien vite en sourire édenté dès qu'elle le fixa de ses yeux de jais.

- "Nous sommes quittes messire Zaragut, n'est-ce pas ?"

Il avait l'esprit encore brumeux, noyé dans une étrange euphorie comme si le nuage de poussière avait été de la bonne ! Quand une partie des sacs de riz s'effondra suite à l'affaissement de toute une pile, c'est tout juste s'il se souvenait encore du rendez-vous. Une ombre fuyait sans bruit dans les ténèbres du bas-quartier.