Aussi loin que portaient leurs regards, la prairie était parcourue des lentes ondulations du vent qui faisait ployer les herbes sèches de la savane. Partout le calme et à l'horizon, perdues dans les brumes de chaleur, les hautes montagnes de Mulgore ou d'ailleurs. Des troupes d'animaux sauvages traversaient sur des pistes connues d'eux seuls sous la chaleur écrasante du milieu de journée. Partout le calme... sauf à leurs pieds.
Juchés sur un petit promontoire, le barde et son élue observaient les restes du camp calciné qui s'était installé là depuis bien des saisons, à l'abri des vents dominants. Juste un village sans grande prétention. Quelques huttes blotties contre la maison commune, un cercle pour les rituels, un espace de vie. Il s'étalait en contrebas dans toute sa désolation. Du sol noirci et poussiéreux montait encore quelques fumeroles légères... bien légères comparées à l'ambiance sinistre qui régnait sur la scène macabre. Tout était rasé, détruit. Pas une hutte, pas une tente qui ne soit restée debout. Même les idoles sacrés avaient été renversés et profanés, les provisions brûlées, souillées ou répandues dans la cendre. Autour du camp dévasté, quelques familles de paysans étaient venues timidement récupérer des corps ou quelques biens qui auraient, par miracle, échappé au pillage, et fouillaient les décombres dans un silence macabre. L'ombre de la Mortelle Onction planait encore sur le village.
D'un pas lourd le barde et son élue redescendent jusqu'à ce qui était la place centrale. Le mur le plus solide culmine à peine à hauteur de hanche. La trace ensanglantée d'une main d'enfant. Il s'accroupit au centre de la place encombrée de débris, retire un gant et enfonce ses doigts profondément dans la terre avant de la humer consciencieusement, les yeux mi-clos. On peut lire dans ce regard plissé une froide détermination. Il sent... il sent l'odeur des chevaux, de la sueur des hommes, du sang et de l'acier, la moiteur de leur haine de... citrouillards. Les brûlures des corps portent la marque du châtiment sacré, de l'onction léthale qu'assènent ces prêtres fanatiques. Lentement il se redresse en laissant filer la terre cendreuse. Les traces de sabots, de bottes ferrées, d'impacts de flèches à l'empennage trop connu, autant d'indices qui ne laissent guère de doute. Un cri les interpelle. On les appelle.
L'Ork a le teint aussi gris que la terre sur laquelle il est étendu. Comme un sinistre présage, il est allongé bien près de la fosse commune dont le vent léger peine à chasser les effluves nauséabondes des corps en décomposition, corps de tous âges, du plus jeune au plus vieux, parfois même pas né. Les Kaldoreis n'a pas le coeur à en faire le détail. Autour du vieil Ork, un shaman s'affaire à prolonger la petite étincelle de vie qui vacille dans ce regard où plane déjà l'ombre de la mort.
- "A...A.rkaos... "
Le barde relève son chapeau à larges bords tandis qu'Aénor prend la main du vieil Ork prêt à passer.
- "Arkaos ? Certain ?" prononce-t-elle à voix lente, détachant chaque syllabe et chaque mot.
Un clignement d'yeux, un vague hochement de tête... L'épuisement du vieillard est total et une future veuve bouscule la prêtresse d'Elune pour prendre sa place au chef de celui qui fut sans doute son époux depuis bien des années de vie commune à travailler ces terres surchauffées. Il s'en faut de quelques instants pour que viennent un dernier soupir et un torrent de larmes et de cris. Aénor prie en silence. Puis les regards se font hostiles... il est temps de repartir.
- "Repartez ! Tirez vous de là toi et ta putain d'Elune ! Rejoignez vos chiens de guerre et la sorcière libérée ! Allez vous en ! Dehors ! DEHORS !!!"