Pour la première fois, fière de son petit exploit, elle avait trouvé seule le chemin de la taverne. Mais ce jour là c'était sans doute plutôt la taverne qui l'avait trouvée.
Si elle avait su...
Fière et droite elle passa le seuil de l'établissement , prête à ignorer les sollicitations dont elle s'imaginait déjà devoir être l'objet. Mais à peine eût-elle passé l'entrée qu'elle prit conscience de l'étendue de sa méprise : la taverne était vide, ou presque.
Evitant de se départir trop vite de l'allure altière qu'elle s'était composée, elle s'avança souplement au milieu des tables, se dirigeant vers le comptoir. Elle aurait souhaité que sa voix ait plus d'assurance quand elle s'adressa au tavernier, lui demandant s'il avait quelque nouvelle des gens dont elle lui cita les noms. Mais en dehors de la confirmation qu'il s'agissait d'habitués, elle n'obtint aucune certitude quant au moment de leur prochain passage. Craignant de passer pour une adolescente en mal d'affection, elle s'abstint de laisser un message et remercia l'homme un peu trop sèchement.
Celui-ci esquissa un sourire et un coup d'oeil en coin vers un angle obscur de la taverne d'où émergaient deux bottes croisées sur une chaise. Un homme se tenait là, un vieux à en croire son visage marqué de rides et sa barbe blanchissante. Mais sous les sourcils fournis, un regard pétillant et une main en mouvement retinrent l'attention de la jeune Elfe, comme un étrange appel attisant sa curiosité. Il la regardait, bienveillant. Il l'observait plus exactement.
Elle esquissa un pas, puis un second, quêtant une approbation. Son assurance venait de s'envoler sans crier gare, la laissant dans une étrange détresse. Pourtant, sous le regard doux du vieillard, son émotion ne tourna pas en panique et ne déclencha pas l'habituelle flambée de rebellion qui était son moyen de défense le plus commun. Les bottes se décroisèrent et l'une d'elles, crochetant une chaise supplémentaire, la disposa aux côtés de l'artiste pour accueillir la visiteuse.
Sans raison elle avait peur. Une peur simple et ancrée : celle de l'inconnu. Le vieil artiste l'inquiétait par le seul pouvoir dont il semblait disposer. Il lui fallut un effort pour dissiper l'étrange vertige qui l'avait saisie un instant, et qui avait coincidé avec le sourire qu'elle devinait sous la barbe fournie. Elle n'envisagea pas de s'asseoir, se contentant de s'appuyer légèrement sur le dossier de la chaise offerte, silencieuse.
Alors il lui montra.
D'un mouvement rapide il termina l'esquisse qu'il venait de croquer, avant de retourner enfin vers elle son grand livre de dessin, toujours souriant, et d'en tourner lentement les pages devant ses yeux.
Et elle vit... elle vit ce qu'elle ne voulait pas voir, ce qu'elle aurait voulu que personne ne voit.
Elle s'enfuit.