Une étoile s’éteint, une Ombre s’éveille.

La lande verdoyante s’étend à perte de vue, s’offrant à mon regard avec une simplicité désarmante. Enroulée dans un châle de laine, les cheveux au vent, je contemple ce paysage d’émeraude et de saphir, tapis de mousse et de rivières serpentant entre les collines. Au loin les douces notes tristes d’une flûte s’élèvent au dessus d’une chaumière à la cheminée fumante, autour de laquelle quelques moutons paissent paisiblement. Entre mes bras, bien au chaud dans mon nid de douceur et de baisers, elle s’est endormie. Ma joue contre son front je savoure cet instant d’un bonheur simple au milieu d’un champ de coquelicots avec ma fleur.

Qu’elle me paraît loin cette île luxuriante, joyau posé au milieu de l’océan. Pour moi… Mon pays c’est elle, mon sang circule au rythme de son cœur, peu importe la latitude du moment qu’elle est près de moi. Il n’est nul autre endroit ou je désire être qu’ici, maintenant et à jamais. Un petit lapin cotonneux flotte dans le ciel azuré me faisant sourire. Des escaliers de lumière, ponts entre le ciel et la terre, illuminent la campagne baignée de quiétude. Que ne ferais-je pour elle... Je l’aime tant.

Mon regard voilé retrouve son éclat froid, tandis que je m’extirpe de cette vision de rêve éveillé. Je relève les yeux au dessus de l’encolure de ma monture pour voir, sans véritablement la regarder, cette forteresse Elfique solidement ancrée dans la roche de Raz-de-Néant. Les conduits pourpres diffusent un ronron continu au rythme de la magie qui s’y écoule, arrachée au Vide. C’est étrange tout ce que l’on peut trouver dans un endroit qui est porte décidément bien mal nommé.

Ma botte touche le sol dans un craquement et une claque sur la croupe du Talbuk de guerre cobalt le fait partir au loin du danger à venir. Ils sont là, s’affairants à leurs besognes, ignorants que la mort va bientôt faire sa moisson, si tant est que la faucheuse elle-même ait sa place ici. La seule vue de ces traitres fait monter en moi un désire morbide, une soif de sang inextinguible. J’ajuste mes gants et lance mes sorts machinalement, la force de l’habitude, une nouvelle habitude, celle de la méfiance… Ou simplement un rituel. Je suis… L’Ombre.

Tout devient blanc…

Des cris étouffés, je les entends à peine…

Pas de sang, mes sorts brûlent directement leurs âmes putrides…

Ils tombent tous… Un par un… Parfois plus…

Je fais le Vide autour de moi… Méthodiquement…

L’Ombrefiel arrache la vie pour me la redonner en magie… Je l’aime…

Lorsque tout est fini je ferme les yeux et j’écoute… Les battements rapides de mon cœur, je ressens la brûlure de mon sang telle une coulée de lave dans mes veines. J’écoute les râles d’agonie des rares pantins de Kael’Thass encore en vie… Pour l'instant. C’en serait presque beau. Emouvante conclusion dont tout le monde se fout, car la vie continue, comme on dit. On s’émeut et puis on oublie, on passe à autre chose. Ce moment si délicat, aussi fragile qu’un commencement, c’est une fin. Mais les fins et les commencements sont souvent liés. Détruire pour créer, tuer pour vivre et, parfois, juste pour exister, se sentir vivant alors que tous les autres sont morts.

Je suis un corps sans vie, sans Âme. Mes nuits sont glacées, hantées de chimères. Mes bras sont aussi vides que ce gouffre insondable de l’Outreterre si tentant qui s’étale juste à mes pieds. Je me demande ce qu’il y a au fond, et même si il y a un « fond » à ce néant, si je serai encore vivante juste avant de toucher ce « fond », s’il existe… Peut-être tomberai-je éternellement, ou au moins jusqu’à mourir de faim et de soif ?

Le Vide est attirant. Dans le Néant plus de rêves ni de réveils amers, plus de souvenirs de toutes celles que j’ai aimées et qui ne sont plus, plus de larmes, plus rien… Sauf moi. A bien y réfléchir cela ne sera donc plus Vide puisque j’y serai… Le Néant et le Vide n’existeraient donc plus dés cet instant. Pour continuer d’exister le Néant doit rester pur, se dissocier de tout le reste, de tout ce qui est… Et moi… Je suis… Je suis l’Ombre.

Ils vont payer s'ils lui ont fait du mal...

Elle devait trouver un démoniste suffisamment puissant pour lui ouvrir un portail. Pas un portail pour faire venir un démon, oh non, mais pour aller dans l’autre sens. Vers le Néant distordu, c’est là qu’elle devrait chercher celle qu’elle aimait. Et c’était justement parce qu’elle l’aimait qu’elle n’avait aucune peur de ce qui pouvait l’y attendre. Elle était prête à tout pour sauver Lysandrie, son Âme. Mourir ne lui faisait pas peur, elle connaissait. Silwenne se disait que, de toutes façons, si elle ne faisait rien elle mourrait aussi sûrement de ne plus être avec elle, pire, de l’avoir abandonnée.

On lui avait donné un nom : Sharrae. Mais c’était à Isolder qu’elle pensait. Seulement elle n’était pas sûre qu’il accepte de la faire passer là-bas, alors qu’une inconnue aurait certainement moins de scrupules de l’envoyer à ce qui serait probablement une mort longue et douloureuse. Elle demanderait donc en premier lieu à son ami, lui, au moins, serait de confiance. S’il refusait, il lui restait la solution de secours, le plan B.

De mémoire d’homme un seul être était allez dans cet endroit. Un Orc, du temps de la séparation des continents. Un héros qui était finalement tombé face à un ennemi trop puissant pour un seul homme, tout héros soit-il. Un héros, tu parles ! Un mort, point. Silwenne ne comptait pas y laisser sa vie. Dusse-t-elle être capturée, torturée, violée par tous les démons de la Légion… Elle n’abandonnerait pas son Âme. Jamais. Jamais…

Au plus froid de la nuit, au plus triste des ténébres, un murmure à peine audible pourrait parvenir de l'autre coté.
L'atteindre, elle qui rêve d'y aller, moi qui ne rêve plus.
Le néant n'est pas vide, il savoure la destruction de toute chose, les démons sont ses instruments, mon désespoir est mon seul amant.

La petite voix voyagerait alors dans d'innombrables enfers, dans des mondes vides et détruits, parvenant faiblement, très lentement jusqu'à ELLE. Celle qui n'abandonne pas, qui refuse ce destin.
L'ombre de Sïlwenne attire ce murmure, inlassablement pour délivrer ses secrets et discrètement, comme une mèche rebelle qui caresse un visage, s'abandonne et se meurt au creux de son oreille :

Je ne suis pas loin, sauve toi, sauve nous

Silwenne venait de quitter Isolder. Finalement elle était plutôt satisfaite, et agréablement surprise. Si son Ombre n’était aussi épaisse elle aurait pu se sentir heureuse et fière de l’avoir comme ami car cet homme ne l’avait pas jugé, ni même posé de questions. Mieux que cela : il la comprenait. La jeune métisse ne savait plus pourquoi elle appréhendait cette rencontre avec une certaine réserve. Probablement était-ce dû au souvenir du démoniste aux mains ensanglantées.

Entendre la voix de Lysandrie l’avait choquée plus qu’elle n’aurait cru. Déjà plus que déterminée à la retrouver, ce mot distordu sur la trame lui avait déchiré l’âme, tel le coup du marteau enfonçant le pieu qui lui transpercerait le cœur. Vivante… Silwenne n’en avait jamais doutée un instant, et même morte elle serait allé la chercher. D’ailleurs, en y repensant, elle s’apprêtait à aller chercher son Amour jusqu’au Néant distordu, lui arracher son Âme sœur, joignant l’extrapolation poétique à la réalité.

Il fallait à présent attendre. Attendre que tous aient fait leurs recherches. Il ne fallait en aucun cas bâcler cette expédition et la préparer avec soin, l’échec n’était pas envisageable. Et cette attente lui était insupportable. Silwenne voyait les jours passer, les uns après les autres, chacun d’eux signifiants… Elle ne le savait que trop bien, elle qui avait été captive d’une Succube pendant presque dix années, subissant ses traitements, ses sévices. Il fallait faire vite, autant pour Lysandrie que pour Silwenne, l’une et l’autre liées et indissociables.

La jeune femme ne savait pas ce qui l’attendait, ce lieu, le Néant distordu, lui était totalement étranger. En temps normal elle aurait certainement été effrayée ou excitée à l’idée de visiter cet endroit mais, elle s’en foutait bien. Le Néant pouvait bien être une mer de lave en fusion ou un champ de pâquerettes que cela lui était bien égal. En fait, la seule véritable inconnue était elle-même. Arriverait-elle à surmonter sa haine à l’encontre des démons responsables de sa venue ou parviendrait-elle à rester maîtresse de ses émotions pour mener à bien cette mission de sauvetage ?