Seule dans l'adversité

Elle avait pensé apprécier ce coin de terre, coincé entre lac et montagnes, Lakeshire, avec quelques arbres de bonne taille qui lui rappelaient ceux de Teldrassil. Elle avait espéré un moment en faire sa retraite et s'y cacher tandis qu'elle développerait ses talents, les travaillant jour après jour, loin des siens et du regard de ses compatriotes. Mais c'était une illusion. Elle avait cherché à se tromper elle-même, et ça ne prenait pas. Les Carmines ne vaudraient jamais les environs de Dolanaar ou Lune-Stellaire. Trop de gens de toutes races, trop de mouvement, trop d'agitation.

Qu'avait-elle fui, elle ne savait pas vraiment.

Ceux de sa guilde avaient tenté de l'aider, ils ne s'en lassaient pas d'ailleurs, mais leur générosité sans limites lui faisait mal, faisait ressortir plus cruellement encore ses insuffisances. A leurs côtés elle se sentait tellement inutile... Alors elle avait entrepris de reprendre seule cette mission délicate qu'ils lui avaient permis de réaliser dans des délais impressionnants. Et elle avait échoué. Oh, elle avait échappé à la mort, mais au prix de combien de fuites éperdues, de retraite précipitées, de débâcles.

Etait-elle vraiment faite pour cette vie qu'on lui avait désigné ?

Ceux du cristal ne la comprenaient pas, elle le constatait. Elle n'avait plus le courage d'expliquer à certains comme ils heurtaient sa sensibilité ou comme leurs mots la blessaient. Elle n'avait plus envie de chercher à lutter. Il fallait qu'elle retrouve le barde, et lui rende le cristal qu'il lui avait confié avant que l'inimitié dont elle était l'objet ne finisse par se retourner contre lui. Elle n'était à sa place ni ici ni ailleurs.

Comment trouver sa voie quand tous font de toutes façons mieux que vous ne ferez jamais ? Quand vous ne vaudrez jamais la moitié de ce qu'on a ambitionné pour vous ? Quand vous ne serez jamais qu'un objet de pitié, une pauvre chose qu'on aide pour s'occuper, ou qu'on moque pour se faire valoir et amuser ses camarades ? Même l'Elfe à la belle prestance l'avait à peine regardée. Elle n'avait aucune valeur, que celle qu'elle se donnait elle-même. Et elle était lasse de se défendre.

Ce soir était un soir de déprime, elle en était consciente. Elle gardait un minimum de lucidité pour ne rien entreprendre d'irrémédiable... dans l'immédiat. Mais il lui faudrait trouver une issue, une raison, une envie. Demain elle rejoindrait Ashenvale et tant pis pour la honte. Elle en avait son quota de toutes façons.

Le souffle régulier de sa camarade, endormie à ses côtés, finit par la calmer, mais il se passa longtemps encore avant que le sommeil ne la gagne.

La nuit était tombée quand elle ressortit enfin de l'auberge de Lakeshire. Pour une raison inconnue elle avait retardé son départ programmé. Enfin... inconnue... pas tant que ça. Une raison qu'elle préférait ne pas expliciter plutôt. Quoi qu'il en soit elle s'était attardée, vaquant dans les environs, passant des heures à contempler les berges poissonneuses, oublieuse même des bruits des travaux de réfection du pont qui résonnaient en écho sur les rives.

Elle n'avait rien attendu de précis... que le destin prenne une décision pour elle peut-être ?

Et puis tout avait basculé en début de soirée.

Une femme s'était avancée vers elle tandis qu'elle errait, âme en peine sur pont de pierre. Elle ne l'avait pas reconnue au départ. C'est sa robe qui avait retenu son attention. Elle avait déjà vu ce modèle chatoyant. Et soudain la lumière s'était faite dans son esprit : la toute jeune femme qui se tenait souriante devant elle n'était autre que dame Gylianell. Et dame Gylianell lui souriait avec générosité... et Aelwenn se sentit stupide, incapable de rendre ce sourire, comme si elle ne possédait pas suffisamment de lumière en elle, comme si elle craignait que de s'ouvrir un tout petit peu ne provoque le déplacement d'air qui soufflerait son âme fragile. Elle n'avait rien à lui offrir en retour et se sentait presque humiliée de ce sourire qu'elle ne savait pas rendre, qu'elle n'avait pas la force de faire sortir d'elle-même, écrasée par une chape bien trop lourde pour ses maigres épaules.

Elle n'était rien.
Elle ne méritait rien.

Alors, tout ce qu'elle trouva à faire fut de s'écarter du chemin de la jeune femme, et de s'asseoir au ras bord du pont, prête à glisser. La posture était symbolique mais elle se sentait incapable de s'exprimer plus clairement... Elle ne regardait rien, perdue dans un infini qui, pour l'heure, était synonyme de néant.

Dame Gylianell ne se le tint pas pour dit. Et deux facteurs vinrent rompre l'état morbide dans lequel la prêtresse se débattait sans trouver la force de s'extraire. Le cristal résonna d'appels à l'aide : le père Famjiso était au plus mal et dame Yaëlle, en cours de soins, semblait avoir connu des difficultés inattendues. Gylianell partait au secours de leurs amis qui, hasard des circonstances, n'étaient qu'à quelques centaines de pas. Et il était hors de question qu'elle parte seule. Pour décider Aelwenn, la jeune démoniste la traita de lâche, d'indigne de son rang, de couarde.

La prêtresse blêmit : elle reçut les coups verbaux en pleine face. La démoniste prenait plaisir à la torturer et à l'enfoncer. Une sourde vague de rebellion monta alors de ses tripes à sa tête : La colère l'emporta finalement et elle allait se défendre de ces nouvelles injustices qui lui étaient faites par une gamine qui ne savait pas même de quoi elle parlait !

Ce fut l'étincelle d'énergie que dame Gylianell attendait pour briser le cercle vicieux de la déprime. Détournant la colère d'Aelwenn, la démoniste traîna son amie avec elle à l'auberge malgré ses récriminations et ses plaintes. Aelwenn se sentait incapable, de toutes façons, d'entreprendre avec succès ce que dame Yaëlle aurait échoué à effectuer elle-même. La science de cette dernière était profonde et son art si subtil... Aelwenn le savait pour l'avoir éprouvé lors d'une précédente opération... sur le même Famjiso. Elle doutait mais suivit néanmoins la petite Gylianell dont elle admira subitement le courage et la ténacité.

Cette gamine lui en remontrait. Elle avait quoi ? Dix-sept ans ? Et elle était plus lucide qu'elle-même ?! Une fois de plus Aelwenn se sentit ridicule, mais tant pis... Elle verrait au moins si elle pouvait rendre service. Et si elle ne pouvait pas... et bien ça serait la dernière fois qu'elle ferait étalage de son incompétence : elle retournerait en Ashenvale, seule.

C'était une scène pour le moins étrange qui attendait les deux jeunes femmes.

Zach maugréait, comme d'habitude, pestant contre tout et rien, surtout contre ce qui dépassait son entendement... chose commune. Un autre homme était là, la mine inquiète contrastant quelque peu avec son allure martiale. Enfin dame Yäelle était figée, statufiée devant le corps de Famjiso allongé en travers d'un grand lit, le corps passablement abîmé.

Ignorant le ton cassant de Zach, Aelwenn se mit en devoir d'établir un état rapide et précis des deux concernés. Yaëlle avait la peau froide et le pouls affaibli. Elle était extrêmement contractée et ne semblait pas consciente, rigide comme une statue, mais elle n'avait aucune blessure apparente. C'était précisément ce que craignait la jeune Elfe : elle n'avait aucune compétence pour les soins de l'esprit. Elle se sentit une subite envie de fuir, loin. Elle resta néanmoins, évitant d'apporter une réponse cinglante et mal formulée aux injonctions de Zach pour qu'elle révèle sans délai ce qu'elle apprenait. Finalement il semblait qu'il soit réellement affecté par la situation car ses regards exprimaient une détresse inattendue qu'elle avait bien perçue. Dame Gylianell se chargeait de le faire patienter.

Aelwenn se pencha sur le corps du prêtre. Il était certes mal en point mais le pronostic vital ne semblait pas engagé. Toutefois elle eut une impression étrange... comme un dédoublement, une double perception, comme si elle avait à faire à deux âmes dans un même corps. Et elle comprit : Yaëlle et Famjiso étaient bloqués en esprit dans le crâne du vieux prêtre. Elle n'avait pas l'habitude de ces sensations, trop étrangère à la magie de l'esprit. Elle ne percevait qu'un magma, sorte de boule informe et pulsante de sensations et perceptions mêlées, bribes mnémoniques et sentiments actuels, passés ou futurs qui ne lui appartenaient pas mais étaient propriété des deux êtres qui se partagaient cette bouillie de formes-pensées. Elle était incapable de faire le tri et ferma son esprit pour ne pas être envahie.

Elle était incompétente. Et il allait falloir l'avouer devant tous, une fois de plus. Merci Gylianell...

Une idée lui vint toutefois. Si elle ne pouvait défaire ce qui avait été si intimement intriqué par la magie de Yaëlle, au moins pouvait-elle tenter d'user de la magie d'Elune pour briser ce qui avait été généré artificiellement et restaurer l'équilibre naturel. Chaque esprit réintègrerait son corps et ce qui avait été mêlé reprendrait naturellement sa place. Reste qu'elle ne maîtrisait pas les conséquences traumatiques sur les deux concernés... Probablement faibles mais sans certitude. Elle ne pouvait décider seule.

- "Je peux briser cette magie, mais il y a un risque. Est-ce que nous disposons d'une autre assistance dans un délai raisonnable ?" demanda Aelwenn d'une voix froide, professionnelle, aussi détachée que possible.
- "Mahlyce doit arriver dans un instant. On l'attend." répondit Zach sur un ton grave et plein d'une confiance aimante pour celle qui approchait, confiance qui fit mal à la jeune prêtresse. Son inutilité sautait aux yeux. Elle réfléchit un instant, sentant monter des larmes d'impuissance, rageant de sa futilité et de son arrogeance. Elle s'était crue capable un court instant, elle avait puisé sa confiance dans le regard de Gylianell.
- "Fort bien." répondit-elle d'une voix trop aïgue.

Elle rassembla ses dernières forces pour garder un semblant de dignité alors qu'elle sortait de la chambre sous le regard de ceux qui, peut-être, avaient cru en elle un instant, un instant de trop.

Les minutes qui suivirent furent un horrible chaos.

Aelwenn était sortie pour s'habiller dans le salon, s'apprêtant pour sortir. Elle ne désirait plus qu'oublier toute cette scène et ne plus rien entendre. Elle percevait à peine les grognements de Zach à travers la porte et c'était déjà trop.

Mahlyce arriva sur ces entrefaits. Et là tout s'embrouilla. Aelwenn ne pouvait, et ne voulait, pas l'ignorer. Elle la salua donc conformément à son rang et esquiva les autres questions, annonçant d'entrée son échec en une vaine tentative de couper court. Mais Mahlyce ne se le tint pas pour dit. A ce moment là tout s'enchaîna dans une grande confusion. Zach avait reconnu la voix de son amante et déboulait comme un chien dans un jeu de quilles avec sa voix de stentor. Pire que ça : Gylianell le précédait. Ne voyaient-ils donc pas que l'urgence était à côté, que son cas n'avait pas d'importance, n'en aurait jamais, et qu'ils ne faisaient que l'enfoncer un peu plus en la rendant coupable de leur absence auprès de ceux qui avaient vraiment besoin d'eux ? Est-ce qu'ils étaient obtus ou quoi ? Plus encore : tout en expliquant maladroitement la situation à Mahlyce, Zach assommait la petite Elfe d'injonctions à revenir. Ne pouvait-il donc pas comprendre qu'elle ne servait à rien et que son art avait ses limites ?

Mahlyce ne le laissa exprimer ses râleries que le temps d'un sourire et d'un geste tendre à destination de son aimé, ce qui le calma mieux que des trompettes de guerre. Zach tempêta encore une seconde avant de se ranger aux suppliques de sa belle, adoptant un ton moins véhément pour tenter d'expliquer la situation tout en continuant d'ordonner à Aelwenn de se plier aux ordres et d'expliquer elle-même. Gylianell était au milieu, cherchant à ne pas perdre pied dans cette situation, raisonnant les uns et les autres et adressant des regards compréhensifs à chacun, en parfaite diplomate que se doivent d'être les lieuses de démons.

Aelwenn était presque soulagée, au début, de l'arrivée de Mahlyce. Elle espérait inconsciemment que cette dernière détournerait l'attention. Elle regrettait de ne pas s'être esquivée plus tôt mais le mal était fait. Malheureusement, maintenant que tout le monde avait envahi le salon, Mahlyce ne l'entendait pas de cette oreille. S'adressant à Aelwenn avec une douceur qui contrastait avec l'aggressivité de son homme, elle l'enjoignit à lui brosser le tableau de la situation. Et Aelwenn s'exécuta, sans trop savoir pourquoi au départ, autorité naturelle de cette femme qu'elle respectait ? désir de faire ce qu'on lui demandait pour en finir vite et mieux disparaitre ensuite ? Inconsciemment elle se prit à vouloir bien faire devant Mahlyce, à ne pas rater ce mini-examen du tableau clinique. Essayant de prendre un ton neutre et dégagé, Aelwenn décrivit la situation en prenant soin de choisir les mots les plus justes, de ne rien omettre et de ne rien affirmer qui ne soit pas parfaitement exact. Mahlyce semblait satisfaite de ce qu'elle entendait et Aelwenn en ressentit, pour la première fois de la soirée, une certaine satisfaction.

Reste qu'à part transmettre des informations que Mahlyce aurait elle-même recueillies en quelques instants, elle n'avait pas fait montre d'un quelconque talent...

La jeune Elfe pria pour que chacun quitte ce salon et gagne au plus vite la chambre, lieu de l'action, la laissant seule par conséquent... et libre de disparaitre. Elle tenta de jouer sur l'urgence de la situation pour détourner l'attention, appuyant plusieurs fois sur cette notion, mais rien n'y fit. Mahlyce et Gylianell insistèrent pour qu'elle les accompagne et manièrent si bien les mots que la culpabilité de les tenir tous à distance de leurs amis dans le besoin l'emporta et qu'elle se décida à revenir. Oh, non pas qu'elle ait idée d'être utile, mais au moins n'auraient-ils pas l'image d'une prêtresse démissionnaire en plus d'être sans intérêt. Et puis, étrangement, le regard de ses amies la mettaient en confiance, elle se sentait... importante dans leurs yeux, ne serait-ce qu'à titre de présence.

Elle céda.

Tout s'enchaîna très vite. Mahlyce évalua la situation sur la base des informations d'Aelwenn, lui faisant visiblement confiance sur de nombreux points. L'art et la maîtrise de la prêtresse humaine étaient époustouflants. Aelwenn se sentait presque honorée d'être acceptée à ses côtés, et l'urgence de la situation lui interdisait désormais de penser à disparaître dans le plancher. Les deux femmes, Mahlyce et Gylianell, échafaudèrent un plan de sauvetage qui mettrait en jeu une magie qu'Aelwenn ne maitrisait pas mais que Mahllyce ne concevait pas de pratiquer sans elle, sans lui demander son avis, l'impliquant totalement dans le projet comme une actrice à part entière avec une vraie responsabilité.

Etrangement, malgré les récriminations de Zach qui ergotait sur de la terminologie et foudroyait Gylianell du regard pour le seul fait qu'elle soit démoniste, Aelwenn se sentait en confiance, nimbée de l'aura de dame Mahlyce et prise dans la suite d'événements que cette dernière mettait en branle. Sous les directives de Mahlyce, elle se plaça derrière elle, soutien symbolique et réel à la fois, selon le point de vue du néophyte ou de l'adepte.

Rapidement tout fut paré, et une expérience sans précédent commença.

Aelwenn se sentit glisser, tiraillée sans déchirure, réduite à un point de conscience qui, lentement, se détachait de ses amarres physiques. Son âme, libérée de ses contingences matérielles sous l'effet de la puissante magie de Mahlyce, fut dirigée telle un feu follet au coeur même du corps de l'humaine. Aelwenn avait le sentiment très troublant d'être elle, de ressentir son corps, plus petit et plus léger à la fois, avec d'étonnantes différences de densité ici ou là par rapport au sien, étrange vertige des sens. Elle avait l'impression d'éprouver aussi des sentiments qui n'étaient pas les siens, de reconnaitre des souvenirs qu'elle n'avait jamais vécus, sans pouvoir les retenir ni les vivre véritablement... Jamais les jémériades de Zach ne lui étaient ainsi apparues comme un chant d'amour déformé par l'angoisse.

Translation.

D'une impulsion mentale Mahlyce les avaient éjectées l'une et l'autre de son propre corps. Aelwenn se sentait tomber et résista à une panique subite. Elle fit appel à tout son entraînement à la discipline mentale pour ne pas céder, se cramponnant, dans une stupide analogie physique, à l'âme de dame Mahlyce, si calme et sereine. Puis se fut un long silence, rompu uniquement par un étrange bourdonnement : un cocon tissé d'ombre noire aux reflets pourpres les enveloppaient toutes les deux. Instinctivement elle rechercha encore la présence de Mahlyce et la trouva, rassurante. Mahlyce l'encouragea alors à procéder à ce qu'elle lui avait demandé : chercher Yaëlle dans l'espace sans nom au sein duquel elles évoluaient.

Elles étaient âmes mêlées, enchassées dans un tissu d'ombres. Aelwenn/Mahlyce progressait, ouvrant les portes de ses consciences intriquées et projettant ses sens tous azimuts, tâtonnant à la recherche d'un signe de vie. On aurait dit un calamar aveugle dans des profondeurs noires et glacées.

Un portique, un temple vide plongé dans des ténèbres bleutées, ruiné par l'oubli et le chagrin. Aelwenn/Mahlyce s'avançait prudemment vers une vaste salle semi-circulaire sur laquelle s'ouvraient de multiples issues, toutes verrouillées. Aelwenn/Mahlyce s'approcha de l'immense porte effondrée qui barrait autrefois ce portique, hier... ou demain. Ce lieu était sans temps et sans limites.

Sensation d'intrusion, Aelwenn/Mahlyce passe le seuil de l'immense portique.

Agression. Un danger frappa les esprits fusionnés des deux femmes, mettant à mal leur union lumineuse. La protection des ombres de Gylianell encaissa un choc étrange, non identifié. Les ombres se resserrèrent en grondant, pulsant d'une lueur violette pour régénérer au plus tôt la brèche ouverte. Aelwenn et Mahlyce se pressèrent l'une contre l'autre, la plus jeune puisant de l'assurance dans la calme présence de son aînée dans l'Art. Défusionnée par le coup, Aelwenn se sentit nue, mais refusa de se laisser emporter par la panique. Dames Gylianell et Mahlyce lui faisaient confiance, elle avait entamé cette mission : elle n'échouerait pas sans avoir lutté jusqu'au bout de ses forces.

Mahlyce lui prodigua des encouragements sans mots, sans voix, simple caresse frôlant son âme à vif. Aelwenn projetta sa conscience à travers les mailles d'ombres qui achevaient de se guérir... et repéra une présence, et même deux présences.

Elle ne reconnut pas Yaëlle immédiatement car elle la connaissait trop peu. Mais la présence de Famjiso lui parut familière bien que teintée de subtiles différences en rapport au bon père Famjiso qu'elle connaissait, si gai, si exhubérant, si prompt au coup de poing et au coup de gueule, et si attendrissant aussi. Elle avait en face d'elle une âme ternie et triste. On l'aurait crue décolorée. Pire : cette âme en perdition était parvenue à retenir près d'elle celle de la puissante Yaëlle. Cette dernière semblait éteinte, sa volonté soufflée par l'influence pernicieuse de la déprime de Famjiso, entraînée dans le gouffre de ce dernier qui s'était perdu lui-même. Il l'avait entraînée dans un abîme dont dame Yaëlle ne se relevait pas, perdue, isolée de ses repères.

D'une voix douce d'esprits à esprit, Aelwenn et Mahlyce s'adressèrent à Yaëlle. Aelwenn tenta d'enrichir ses mots de toute la bonté, de tout l'amour qu'elle pouvait exprimer. Elle suppliait, elle implorait Yaëlle de recevoir leur message commun. Dans ce non-espace étrange, elle se sentait si loin d'Elune, si dépouillée de moyens. Elle n'en admirait pas moins ses amies, Mahlyce, Yaëlle, et même ce Famjiso si étrange. Muant son admiration en tendresse et en amitié sincère et profonde, elle tenta, vaine image, de rendre les mots plus forts et plus tendres à la fois, plus convaincants, plus pertinents. Elle se sentait tellement démunie. Et il faisait si froid...

Les défenses de dame Gylianell semblaient affronter des agressions multiples qui les mettaient à mal. Aelwenn comprit bien vite que son influence sur dame Yaëlle et le vieux Famjiso était quasi nulle. Elle n'avait pas eu le loisir de les connaître vraiment. Si elle avait passé quelques heures avec le bon père, il ne semblait de toutes façons n'en avoir gardé aucun souvenir. Qui plus est, la petite Elfe se rendait compte que les ombres fléchissaient et peinaient à les protéger toutes les deux, Mahlyce et elle. Nulle panique pourtant ne fit son nid dans l'esprit d'Aelwenn qui continuait tant bien que mal d'appuyer les injonctions mentales de dame Mahlyce invitant Yaëlle est revenir à elle. Ce n'est donc pas la peur qui motiva la décision d'Aelwenn : la jeune Elfe décida, dans un acte de pur abandon, de faire don de toute son énergie à Mahlyce, lui cédant tout sans retenue, ne gardant rien pour elle qui ne soit vital à sa propre survie.

Elle s'éteignit. Son aura se limita rapidement à un unique point de conscience qui fusionna un court instant de nouveau avec celui de sa guide. De nouveau elle eut l'impression fugace d'être Mahlyce, de ne plus distinguer ce qui était elle et ce qui était l'autre. Mais cette sensation ne dura pas et elle n'eût que le plaisir de constater que le filet protecteur de dame Gylianell gagnait à se resserrer, se densifiant autour de l'esprit de Mahlyce en un cocon protecteur. La jeune prêtresse n'eut que le temps d'adresser un dernier sourire tendre à celle à qui elle avait tout donné avant de s'évanouir.

Une voix se frayait péniblement un chemin jusqu'à son esprit. Elle se sentait si lourde et si lasse. La voix ne voulait pas la laisser s'abandonner au néant confortable de l'inconscience, l'obligeant à revenir vers la lumière. Mais la lumière était douleur et malaise. Elle tenta mollement de se débattre, de crier qu'on la laisse en paix. Mais la voix ne voulait pas se taire et la ramenait inexorablement.

Elle était Aelwenn, prêtresse d'Elune. Dans le brouillard de son cerveau endolori, elle retrouvait son identité, écartant les dernières bribes des souvenirs et sentiments de dame Mahlyce qui s'attardaient encore. La voix ne la quittait pas, chuchotant à son oreille. Elle alternait tendres encouragements et harangue énergique. Elle reconnut enfin la voix de dame Gylianell à son léger accent de Lordaeron. Elle ne put s'empêcher de sourire, se détendant. Et si ce sourire ne passa pas la barrière de ses lèvres, il n'en était pas moins sincère.

Elle prit conscience d'autres voix : Zach et Mahel se chamaillaient pour une raison qu'elle n'eut même pas la curiosité de connaître. Dame Gylianell s'adressait à quelqu'un d'autre. Puis, sournoisement, un profond malaise s'empara de tout son corps. Il était indissociable de la lucidité, un mal nécessaire sur le chemin du retour à la lumière. Elle le connaissait bien : elle en était victime souvent quand elle manquait trop d'énergie mystique, puisant trop loin et trop profond dans ses ressources internes. Une puissante nausée l'envahit.

Elle se sentit soulevée comme une poupée de chiffons dans des bras puissants. Ce seul déplacement faillit bien provoquer les vomissements qu'elle cherchait à contenir. Elle était encore bien trop faible pour retenir sa tête qui roula et vint se caler au creux d'une épaule. Elle en éprouva un réconfort insoupçonné. Il émanait de ces bras, de ce contact de son visage sur la peau d'un inconnu, un sentiment de sécurité et de protection qu'elle n'avait plus éprouvé depuis bien longtemps. Elle se sentait comme une petite fille dans les bras d'un adulte, si fragile mais si confiante à la fois. Elle se rappelait les étreintes de son père, si tendre quand il daignait lui accorder un peu d'attention entre deux protocoles.

Le lin frais de la taie d'un bon oreiller de plume vint remplacer les bras accueillants. La station allongée lui fit du bien aussi d'une autre façon, repoussant le malaise qui lui étreignait les tripes. Elle sentit la présence de dame Gylianell qui la recouvrait d'une couverture épaisse et entendit une voix masculine familière se proposer pour aller chercher eau et nourriture. L'évocation de la nourriture faillit réveiller sa nausée mais l'Elfe, le seigneur Vârghas, avait pourtant raison. Par Elune, qu'elle se sentait faible et vulnérable. Dame Gylianell s'occupait d'elle avec tendresse, elle sentait ses doigts légers sur son front et ses joues, écartant quelques mèches de cheveux collées par une sueur froide dont la prêtresse ressentait encore les conséquences. Ses mains étaient douces et fraîches, si petites. Ce contact caressant achevait de ramener en douceur la jeune Elfe à la conscience et elle ouvrit enfin doucement les yeux tandis que le seigneur Vârghas était de retour avec un broc d'eau fraîche et quelques petits pains encore chauds.

Elle bût et elle s'alimenta avec l'aide de l'Elfe qui la materna comme une petite fille. Elle aurait dû en éprouver quelque honte mais, paradoxalement, elle se sentait bien ainsi abandonnée à ses soins. Peut-être aurait-elle pu patienter quelques minutes pour faire l'effort de manger seule, mais elle avait plaisir à ce que quelqu'un s'occupe d'elle, et même si ce quelqu'un était un Elfe qui la comparait avec ses propres enfants. Il était doux d'être cajolée et elle en découvrait le plaisir, un plaisir enfantin trop longtemps oublié.

Il se passa encore de longues minutes avant qu'elle ne se sentit capable, flageollante, de revenir au chevet du bon père Famjiso. Elle s'agrippa au bras puissant de l'Elfe comme une adolescente enammourée. Sans doute qu'elle s'attirerait des réflexions cinglantes mais tant pis, son état de faiblesse - elle l'espérait - justifierait suffisamment son comportement pour couper court à ce genre de répliques fort gênantes.

Dame Yaëlle était assise sur le lit, consciente mais visiblement très affaiblie. Dame Mahlyce était dans les bras de son aimé. Il la dévorait des yeux et cet amour faisait plaisir à voir. Avoir entendu Zach par les sens de Mahlyce rendait ses râleries et ses éclats tellement plus supportables qu'elle s'étonna elle-même de cette perception nouvelle. Aelwenn se raidit subitement : Zach, délaissant un instant sa belle, s'avança d'un pas décidé qui ne l'arrêta que tout prêt d'elle. Plissant les yeux, elle s'attendit à une nouvelle raillerie ou rire gras et blessant...

Rien de tout celà : Zach la remerciait ! Qui plus est, il n'accompagnait ses mots d'aucune fioriture qui induirait un sens ironique ou caché. Non, il paraissait totalement sincère et reconnaissant. Aelwenn était désarmée. Sentant Vârghas juste derrière elle, elle ne pouvait reculer et bredouilla quelques mots qui renvoyaient les remerciements vers celle à qui l'essentiel du mérite revenait : celle qu'il chérissait.

Dame Mahlyce croisa le regard d'Aelwenn. Elle lui adressa un sourire si riche d'émotions. Elles se sentirent proches, heureuses d'avoir vécu un moment d'une intensité si particulière, d'une nature si intime... Il y avait plus que de l'amitié dans ce regard, comme une forme de partage profond, sincère et sans détour. Aelwenn ne sut comment réagir, surprise et touchée, émue d'avoir ainsi pu satisfaire la prêtresse, d'avoir retenu son attention. Le regard de Mahlyce la rendait fière du travail accompli, malgré sa défaillance, malgré son inexpérience. Elle se sentait acceptée.

D'une voix affaiblie, dame Yaëlle la remercia également. Elle tenait toujours la main du vieux père Famjiso comme on accompagne un enfant. Et ce remerciement la toucha encore, confirmant, si besoin était, qu'elle comptait aux yeux de ses amies. Ce réconfort éveilla quelque chose au fond de son coeur, comme une petite flamme qui ne voulait pas mourir et venait de trouver un peu d'air.

*** FIN ***